15 juin 2013

Syrie : pourquoi maintenant ?


L'information est tombée dans la nuit de jeudi à vendredi : les Etats-Unis s'apprêtent à armer les rebelles syriens. Selon votre avis sur la question, vous vous exclamerez peut-être « C'est pas trop tôt ! » ou bien « Quoi ? Mais c'est de l'ingérence ! ». Le soudain déblocage de la situation, qui paraissait verrouillée, soulève en tout cas plusieurs questions. L'une d'entre elles, fondamentale, pourrait être déclinée à l'infini : « Pourquoi maintenant ? »

Alors, pourquoi seulement maintenant ? La guerre civile syrienne dure en effet depuis deux ans et trois mois. Au cours de ce laps de temps, la Plume et l'Objectif a publié trois articles sur le sujet, le dernier datant d'il y a un peu plus d'un an. Et si le conflit ne comptait « que » 8 000 victimes à la date du premier article en février 2012, une estimation des Nations Unies publiée le 13 juin porte désormais à 93 000 le macabre décompte. Barack Obama ne sera donc rien de plus que l'allié retardataire, sur qui l'opposition syrienne n'a pas pu compter malgré ses incessantes sollicitations. L'Arabie saoudite et le Qatar, en revanche, ont acquis une solide stature d'alliés régionaux auprès des rebelles. Le royaume et l'émirat soutiennent ainsi l'Armée Syrienne Libre (ASL) depuis des mois, fournissant armes et salaires à ses combattants.

Et puis, pourquoi maintenant alors que demeure le problème lié aux éléments intégristes de la nébuleuse de l'opposition syrienne ? [L'affirmation de ces groupes intégristes sur le territoire syrien, ainsi que leurs liens troubles avec les réseaux terroristes de la région, à l'image du Front al-Nosra dont le chef a prêté allégeance à Al Qaeda, a fait craindre aux Etats-Unis que les armes fournies ne finissent par se retourner contre eux, ndb]

Ou encore, pourquoi maintenant alors que la « ligne rouge » désignée en août 2012 par Barack himself, à savoir l'utilisation d'armes chimiques par Damas, a été franchie depuis au moins trois mois selon les informations dont on dispose ?

Et enfin, pourquoi maintenant alors qu'il y a un mois, le 8 mai, Washington semblait finalement avoir opté pour une solution politique à l'unisson avec Moscou ?

Autant de questions auxquelles il est difficile d'apporter une réponse catégorique. C'est pourquoi nous proposons de revenir ici sur l'attitude américaine depuis le début de la crise, afin de mieux comprendre les principales hésitations d'Obama et les inflexions successives de sa politique à l'égard du régime de Bachar el-Assad.

Le président des Etats-Unis, Barack Obama, le 1er mars 2013 à Washington D. C.

En 2011, alors que Ben Ali a déjà été renversé en Tunisie et que le phénomène du « Printemps arabe » prend de l'ampleur, le pouvoir syrien met en place des mesures préventives (baisse des taxes, recrutement de fonctionnaire) afin d'apaiser les rancœurs de la population. L'effervescence se propage tout de même à la Syrie, sous forme de manifestations qui ont lieu chaque vendredi, après la prière. Les chancelleries occidentales observent d'abord l'agitation avec une relative indifférence mais lorsque Damas commence à réprimer les rassemblements pacifiques, elles sortent de leur mutisme et à l'image de la Maison Blanche, réclament l'arrêt des exactions.

Lorsque la Syrie s'embrase finalement et se déchire en deux camp irréconciliables, c'est la voie diplomatique que les Etats-Unis privilégient. Ce n'est qu'en octobre 2011, alors que l'OSDH (Observatoire syrien des droits de l'homme) dénombre déjà 4 000 victimes, que le premier vote a lieu au Conseil de Sécurité des Nations Unies (deux textes ont circulé en mai et août 2011 sans qu'aucun vote ne vienne les sanctionner). La Russie et la Chine, pour des raisons sur lesquelles nous ne reviendront pas ici  (voir à ce sujet « Syrie: après l'inertie, l'action ? », publié le 30 mai 2012), décident d'utiliser leur veto afin d'empêcher que le Conseil n'adopte le projet de résolution. Un deuxième texte se heurte le 4 février  2012 aux vetos russe et chinois. L'ONU emprunte alors une autre voie et désigne son ancien secrétaire général Kofi Annan comme « Envoyé spécial conjoint des Nations Unies et de la Ligue arabe en Syrie ». Malgré les efforts de l'émissaire onusien, les protagonistes ne parviennent pas à s'entendre. Plusieurs tentatives de trêves échouent et des observateurs internationaux, envoyés sur le terrain, constatent qu'on leur refuse l'accès à Homs, où d'insistantes rumeurs de massacres se multiplient.

Cet échec diplomatique sonne le début d'une longue période de wait and see. En août 2012, pour montrer qu'il est encore capable d'exercer un contrôle sur les événements,  Barack Obama fixe une limite à ne pas franchir : c'est la fameuse « ligne rouge » que nous évoquions plus haut. Le 44e président des Etats-Unis prévient ainsi Assad que l'utilisation d'armes chimiques [dont la Syrie possède l'un des stocks les plus importants au monde, ndb] signifierait une intervention américaine. En parallèle, il accorde aussi une aide « non létale » aux rebelles, comprenant équipement médical, armures corporelles et système de communication. Non négligeable, le montant total de cette aide s'élève aujourd'hui à 250 millions de dollars cumulés.

Mais lorsque surgissent les premiers témoignages quant à l'usage de telles armes chimiques, au premier rang desquelles le gaz sarin, Obama fait la sourde oreille. Les renseignements américains « ont besoin de plus d'information », « n'ont aucune certitude quant à l'identité de l'utilisateur des armes chimiques », etc. Tous les prétextes sont bons pour retarder l'échéance. Il faut bien comprendre que le président américain est alors sur la corde raide. Malgré sa réélection récente, qui pourrait laisser supposer une marge de manœuvre élargie, il doit simultanément conclure le désengagement de son pays en Afghanistan après 12 ans de guerre, gérer une chambre des représentants majoritairement républicaine et mener la bataille sur le front de la régulation des armes à feu contre la NRA [National Rifle Association, le puissant lobby des armes à feu aux Etats-Unis, ndb]. On assiste alors à une mise en retrait progressive de la part de la Maison Blanche sur le dossier syrien. Comme si, conscient qu'il ne tient pas ses engagements et qu'il perd en crédibilité, Obama choisissait l'ombre à la lumière afin de ne pas handicaper la diplomatie américaine. C'est donc John Kerry, le secrétaire d'Etat fraîchement nommé en 2013, qui occupe alors la place laissée vacante et prend publiquement position sur la question.

Le nouveau secrétaire d'Etat américain, John Kerry.

Puis, soudainement, la perspective d'une solution politique a semblé regagner de son éclat. C'est ce qui est apparu le 8 mai dernier, lorsque John Kerry et Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, ont annoncé une initiative commune visant à mettre en place une conférence internationale en présence de tous les protagonistes du conflit syrien.

Le département d’État (le State Department, équivalent du Ministère des Affaires étrangères) n'a pourtant jamais cru en l’éventualité d’une résolution politique du conflit. Le renversement de Bachar el-Assad par la force armée était jugé plus probable par les services diplomatiques américains. C’est précisément pourquoi Hillary Clinton, Leon Panetta et le général Martin Dempsey, respectivement ex-secrétaire d’État, ex-secrétaire à la Défense et actuel chef d'état-major des armées, ont appuyé en 2012 un plan prévoyant d'armer certains groupes rebelles. Ce plan, conçu par le chef de la CIA de l'époque, Davis Petraeus, a été rejeté par Barack Obama, comme le révélait le New York Times en février dernier.

La conférence, dénoncée par l'opposition syrienne qui menaçait de ne pas s'y rendre et reportée de juin à juillet par Moscou, est devenue de plus en plus hypothétique jusqu'à être complètement remise en question jeudi 13 dans la soirée, lorsque l'administration américaine a rendu publique sa décision d'armer les rebelles. Une zone d'exclusion aérienne le long de la frontière jordanienne serait également à l'étude afin de permettre aux combattants insurgés de s'y abriter. Pour expliquer ce soudain revirement, il faut faire appel aux récents événements. D'abord, il est clair que même à retardement, l'usage de gaz sarin par le régime, indiscutable depuis que le Monde a fait analyser des échantillons collectés par ses journalistes à Jobar [un quartier de Damas], a joué un rôle important dans le changement d'attitude américain. La Maison Blanche a en effet reconnu le 13 juin que des armes chimiques avaient été employées par le régime syrien, franchissant la ligne rouge établie par Obama quelques mois plus tôt.

Par ailleurs, l'issue de la bataille de Qousseir, qui s'est achevée le 6 juin par la victoire de l'armée loyaliste, a également joué un rôle non négligeable. La perte de l'un de ses bastions est un coup dur pour l'opposition, qui n'aurait donc pas été en mesure de s'adresser à Bachar el-Assad d'égal à égal lors de la conférence. En plus, l'affrontement a été marqué par la présence de 3 000 à 4 000 combattants du Hezbollah au côté de l'armée du régime. C'est la première fois qu'un tel soutien est ouvertement assumé par Hassan Nasrallah, le chef du parti chiite libanais. Si cela devait se produire à l'occasion d'autres batailles (Qousseir est proche de la frontière libanaise), il s'agirait d'un facteur de déséquilibre durable en défaveur de l'opposition syrienne. C'est peut-être la raison pour laquelle les Américains ont décidé qu'un petit coup de pouce aux insurgés ne leur ferait pas de mal.

Nous sommes donc entrés dans une nouvelle phase de la stratégie américaine face au conflit syrien. Nul ne peut prédire comment l'implication de Washington évoluera par la suite mais une chose est sure : après avoir tant tardé, Obama ne pourra plus faire machine arrière. C'est en tout cas ce que doivent espérer les rebelles syriens.

4 commentaires:

  1. Quelle est la nature de l'opposition syrienne, de ce que vous nommez "rebelles syriens" ? N'est-ce pas dangereux d'en faire un tout homogène ? Qu'avons-nous finalement comme information ?

    La réticence étasunienne et occidentale à armer la rébellion ne proviendrait-elle pas, à l'origine, de ce problème ?


    Voir par exemple le témoignage de Mairead Corrigan :
    http://www.michelcollon.info/Conclusion-de-la-mission-d-enquete.html

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  2. Vous avez raison. Avec tous les éléments qu'il m'a fallu ordonner, j'en ai oublié l'un des principaux. Je répare cet oubli.

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  3. C'est chose faite. L'angle de l'article, cela étant dit, se focalisait justement sur la question "Pourquoi maintenant?". Or le problème que représente l'éclatement de la rébellion syrienne et la présence en son sein de groupes islamistes affiliés à des réseaux terroriste demeure aujourd'hui. On peut donc bel et bien poser la question : pourquoi maintenant alors que rien n'a changé et que le front al Nosra s'est même renforcé ?

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  4. La question reste totalement pertinente, en effet.

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