29 mars 2013

Rafael Barradas au Musée National des Arts Visuels.


Le Musée National des Arts Visuels est une référence dans le paysage artistique uruguayen contemporain. Situé dans le parc Rodó et dirigé par Enrique Aguerre, il abrite l’une des plus importantes collections d’artistes nationaux. Sa bibliothèque, forte de pas moins de 7 000 ouvrages d'histoire de l’art, fait figure de référence en la matière et attire chaque jour un peu plus de chercheurs, d’étudiants et de curieux. Anciennement dirigé par Ángel Kalenberg – une sommité dans le domaine de l’histoire de l’art uruguayen –, le bâtiment doit sa présente architecture à l’argentin Clorindo Testa. En 1972, le Musée accueillit 500 œuvres de Rafael Barradas, organisant ainsi la première rétrospective d’une telle ampleur sur l’artiste uruguayen. Quelques 430 000 personnes passèrent pour l’occasion entre ses murs. Un peu moins d'un demi-siècle plus tard, le MNAV présente une nouvelle exposition sur cet artiste afin de permettre au public d’apprécier les formidables et nombreuses pièces que contient la collection du Musée.

Rafael Barradas, Zíngaras, 1919.

L’exposition, en plus de mettre à la disposition de tous les richesses d'une collection considérable, permet également un parcours des plus pédagogiquesen adoptant une ligne à la fois chronologique et thématique. Les premières années du peintre à Montevideo sont ainsi suivies par son voyage en Europe, son séjour à Milan et, une fois en Espagne, par ses tableaux consacrés à sa famille, aux Espagnols, à ses séries intitulées « Magnifiques » et les « Mystiques » et enfin, par des estampes dédiées à son pays natal, empreintes de nostalgie. C’est un parcours simple, sans fausse note et sans soubresaut. 

L’on regrettera cependant l’absence d’une volonté explicative plus systématique des oeuvres de Barradas. Si « exposer », c’est en effet « donner à voir », les expositions modernes se doivent cependant également de « dévoiler » certains des aspects de l’esthétique d’un artiste, telle influence d’un courant artistique ou telle présence énigmatique au sein de toiles préalablement sélectionnées. Il y a quelque chose à démontrer et un parti-pris à afficher. Point de tout cela au MNAV, mais seulement des tableaux suspendus méticuleusement sur des murs blancs, comme si leur profusion et leur indéniable qualité parlaient d’elles-mêmes. Une exposition muette donc, en hommage à un artiste pour lequel le mot était pourtant presque aussi important que la couleur et qui aurait bien mérité que la trame chronologique aille de pair avec un fil rouge analytique.

Rafael Barradas, García Maroto y García Lorca, 1920.
Rafael Barradas est né en 1890 à Montevideo. Il passe son adolescence et sa jeunesse au contact permanent de l’avant-garde artistique et littéraire de la jeune République Orientale de l'Uruguay. Il se lie au dramaturge Florencio Sanchez, participe aux réunions de la bohème littéraire fin-de-siècle dans les cafés de la capitale, écrit pour des journaux et fonde le Monigote, une revue où caricatures et littérature se font écho. A 23 ans, il part en Europe et, après un court séjour à Milan, s’établit définitivement en Espagne. En plus d'y rencontrer Lorca, Ramón Gomez de la Serna, Dalí, Buñuel et d’autres artistes qui firent la pluie et le beau temps des avant-gardes européennes du début de ce court XXe siècle, il nourrit ses œuvres du cubisme ambiant et du futurisme d’un Severini. Il peignit néanmoins son tableau le plus connu, sobrement intitulé Les Emigrants, juste avant de partir pour l'Europe et de s'imprégner de ces « ismes » qui marquèrent durablement son esthétique. Cette toile ouvre l’exposition du MNAV.

Rafael Barradas, Los emigrantes, 1912.

Sa grande taille, ses couleurs pastel et ses surfaces sans défaut annoncent le planisme des années 20 et sa future série intitulée « Les Magnifiques ». Rafael Barradas immortalise ainsi, en un spectacle saisissant, les vagues d’émigrants qui déferlèrent dans les ports de la Plata au début du siècle. Spectacle saisissant également que cette peinture achevée, à la technique affirmée, chez un peintre qui n’a encore que 22 ans. L’évidence de ce talent permet de prendre conscience d’un thème qui sera un leitmotiv dans l’œuvre de l’artiste et qui n’est autre que celui du mouvement. A cheval entre deux continents, Rafael Barradas a peint la nostalgie de la terre natale et le mouvement des villes, l’exil et l’enracinement.

Homme de contrastes, ses tableaux ont l’air parfois d’illustrer le Berlin Alexanderplatz de Döblin par leur frénésie puissamment évocatrice. Modernité, rues encombrées, publicité naissante, capitales inondées d’une foule bigarrée, toutes ces images mettent, à chaque fois, l’homme au centre de l’œuvre de l’artiste. Barradas donne à ses pairs une importance qu’ils ont perdue dans la peinture contemporaine. Lorsqu’il peint ces Espagnols marqués par le travail et dont les mains ont pris des dimensions qui n’ont rien de proportionnelles au reste de leur corps (il s'agit de la série des « Magnifiques »), il met l’accent sur l’homme, sur ses racines et sur un certain besoin de se refléter dans son propre espace vital. A cela, semble correspondre en contrepoint, une aspiration plus spirituelle et un désir de transcendance qui sera le thème de sa série intitulée « Les Mystiques ». 

Rafael Barradas, Molinero aragonés, 1912.
Cet accent mis sur l’homme et sur son intimité, éloigné du machinisme et de l’idolâtrie de la vie moderne, lui fit prendre un chemin qui n’était pas tout à fait celui du futurisme tout en n’étant pas non plus celui du cubisme. Pour laisser transparaître, dans son chromatisme protéiforme, un vitalisme qui lui tenait à cœur, pour dépeindre ses visions mouvantes, fragmentaires et simultanées, et pour exprimer, enfin, le sentiment du temps qui s’échappe grâce à un tempérament que l’on pourrait qualifier d’instantanéiste, Rafael Barradas créa le vibrationnisme. Ce courant artistique eut une influence significative sur l'esthétique de Torres Garcia, père du constructivisme et gloire de la peinture uruguayenne.

Rafael Barradas, 1918.

Si l’espace et le temps se lisent également dans ses toiles – grâce aux chiffres et aux lettres disséminées dans un collage cubiste qui fait la part belle à la superposition –, les couleurs et les lignes ne sont pas en reste et donnent aux œuvres de Barradas cette expressivité si particulière, semblant jaillir tout droit des feuillets satiriques qu’il a tant cultivé, d’un humour venu de la gregueria ou de cette lucidité déchirante inspirée de l’esperpento d’un Valle Inclán. Espace et temps se mêlent ainsi en un joyeux brouhaha, tout comme le font bien souvent le verbe et l’image. Barradas est en effet un artiste à mi-chemin entre la peinture et la poésie, dont l’existence semble s’être déroulée dans un café littéraire et dont les toiles cèdent peu à peu le pas à des historietas, qui suggèrent un onirisme conçu pour éveiller l’imagination chez des enfants dont la créativité l’a toujours fasciné. Si l’historien de l’art Gabriel Peluffo commence son Historia de la pintura en el Uruguay consacrée aux peintres de la modernité par Rafael Barradas, c’est parce qu’il a annoncé le XXe siècle en une esthétique baroque qui a profondément influencé les générations postérieures et qui s’est imposée, au fil du temps et des multiples redécouvertes, comme une référence pour bon nombres d’artistes uruguayens.

Exposition du Musée National des Arts Visuels, « Barradas, Colección MNAV » , du 15 mars au 9 juin 2013
Tomás Garibaldi 2283, Montevideo, Uruguay

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