20 février 2013

Julio María Sanguinetti et l’histoire récente de l’Uruguay.



Julio María Sanguinetti est avocat, journaliste, historien et homme politique uruguayen. Il a été Président de la République à deux reprises, de 1985 à 1990 et de 1995 à 2000. Il est membre du groupe « Forum Battliste [1] » du Partido Colorado [2]. Au cours de ses deux mandats, il a vécu des moments qui auront marqué l’histoire de l’Uruguay, comme la transition du pays vers la démocratie ou la crise économique de 2001 [3]. Parler avec lui est donc l’occasion de revenir sur le passé récent de l’histoire nationale, à travers le regard d’un homme capable de la distance critique nécessaire pour juger ses contemporains, prendre position quant à la voie qu’emprunte son pays et analyser l’actualité régionale et sous-régionale.


Julio María Sanguinetti.

L’Uruguay et le retour à la démocratie : l’expérience de l’homme politique

Vous avez été le premier homme politique à occuper la Présidence de la République suite à la dictature militaire au pouvoir depuis 1973 dans le pays [4]. La transition à la démocratie du point de vue politique fut-elle difficile en Uruguay ? Pour quelle raison la « loi de caducité [5] » a-t-elle été envisagée comme une solution en 1986 ? Était ce la seule manière selon vous de mener à bien des politiques efficaces de restauration de la démocratie dans le pays ? Fut-ce une sorte de « borrón y cuenta nueva [6] » ?
La transition uruguayenne s’est construite à partir de trois lois fondamentales: l’amnistie pour les guérilleros qui avaient essayé de renverser la démocratie par la violence [7] ; l’indemnisation et la réparation des fonctionnaires destitués ou persécutés ; l’amnistie postérieure pour les militaires. Ce fut équitable, symétrique et qui plus est efficace, car ni la guérilla ni les revendications militaires ne sont revenues tourmenter la société civile. Personne ne peut nier que le résultat recherché fut atteint. Personne ne peut non plus nier que la population l’a compris en ce sens, car elle a ratifié la loi à deux occasions, par référendum, en l’espace de vingt ans, en 1989 et en 2009. Ces deux faits sont indéniables. Ce qui est discutable, comme toujours, c’est le concept même d’amnistie, qui est une solution rationnelle à un problème émotionnel, et qui intervient seulement après un conflit de grande envergure. 

José Rilla, dans son livre 1960-2010, Un demi siècle d’Histoire uruguayenne publié il y a peu par la maison d’édition Banda Oriental, explique aux lecteurs l’amplitude de la polémique qu’a généré la proposition de la loi de la caducité : « Après d’intenses discussions à l’intérieur et à l’extérieur du parlement, la Loi de Caducité de la prétention punitive de l’Etat, fut approuvée dans un climat très tendu, en décembre 1987. La loi restreignait l’indépendance du Pouvoir Judiciaire en tant qu’elle laissait aux mains du Pouvoir Exécutif la décision d’enquêter sur les dénonciations faites. L’opposition à la loi, qui incluait aussi bien les secteurs dissidents du Parti National que l’ensemble de la gauche, les organismes des droits de l’homme ou ceux de la société civile, l’appellerait la loi d’impunité. » (1960-2010, Un demi siècle d’histoire uruguayenne, coordonné par Benjamin Nahum, Banda Oriental, 2012).

Une manifestation d'opposants à la loi de la caducité.

Quelles furent les réformes les plus importantes de votre second mandat, une fois la démocratie plus affermie dans le pays?
Au cours du premier mandat, les lois sur les zones franches et sur les forêts ont été approuvées. Ces dernières ont obtenu, durant le second mandat et jusqu’à nos jours, les plus grands investissements de l’histoire du pays. Durant le second mandat, je pense que les réformes les plus importantes furent la réforme de la sécurité sociale (qui sauva le système), la réforme de l’éducation (alors combattue et à présent reconnue) et la chute de l’inflation, qui après 50 ans est descendu à un chiffre (l’inflation constitue de nouveau un sujet de préoccupations). 

Vous avez été deux fois président. Quels furent les défis les plus grands que vous avez dû relever durant vos mandats ?
Durant la première période l’objectif était d’assurer une transition pacifique, sans plus de morts ni de blessés. Ce fut assez difficile, dans un contexte de crise économique qui nous avait été légué en héritage, avec 46% de la population sous le seuil de pauvreté. Heureusement, nous avons réussi à terminer le mandat avec seulement 26% de la population sous ce seuil. Ceci fut une condition sine qua non de la stabilité postérieure. Durant la deuxième période, il s’agissait bien plus de mettre le pays sur le chemin des grandes réformes. 

Quel regard portez-vous sur la situation actuelle de l’Uruguay et sur la gestion du pouvoir par le Frente Amplio [8] ?
Ce qui a su être conservé du point de vue macroéconomique me semble être l’aspect le plus positif de la gestion du pouvoir de la gauche. Je veux parler du traitement de la dette extérieure, d’un certain équilibre fiscal, de l’ouverture commerciale, de l’économie de marché…  Les aspects le plus négatif me semblent être le  désastre éducatif –reconnu à la fois par la Président et par le Premier Ministre–, le déficit de sécurité publique ou encore la mauvaise insertion internationale du pays, toujours lié à un destin argentin. 

Pourriez-vous nous donner votre opinion à propos des débats sociétaux dont on parle beaucoup ces derniers temps en Uruguay: l’avortement, le mariage égalitaire, la légalisation de la marihuana [9]
J’ai toujours défendu la dépénalisation de l’avortement, même au Sénat quand le Président Vázquez [10] a opposé un véto à cette loi. Le mariage égalitaire a donné lieu à peu de discussions. La légalisation de la marihuana a été présentée de manière chaotique, sans idée claire de ce dont on parlait véritablement. Personnellement je pense que l’on ne peut pas ignorer ce qui se sait à l’heure actuelle sur les dangers de la marihuana, qui se voyaient souvent minimisés jusqu’à il y a encore peu de temps. 

La loi sur la dépénalisation de l’avortement fut approuvée en octobre 2012 en Uruguay, après de longues discussions. L’Uruguay est ainsi devenu le premier pays latino-américain à cesser de punir cette pratique. (El País, edition du 22 octobre 2012: ).

Manifestations en faveur de la dépénalisation de l'avortement, Palais Législatif, Montevideo, Uruguay.

Le pays avec lequel l’Uruguay a le plus de liens est l’Argentine et, cependant, c’est également le pays avec lequel l’Uruguay a le nombre le plus élevé de conflits. Parvenir à terme à une relation de coopération et d’entraide avec l’Argentine vous parait-il envisageable ?
L’histoire nous montre combien les relations avec l’Argentine ont été tumultueuses par le passé, peut-être parce que les deux pays sont nés de la même origine, de la même souche, d’une géographie qui nous impose la cohabitation. La sagesse la plus élémentaire nous impose également une plus grande coopération. Cela devra être rendu possible, comme plus d’une fois cela a déjà pu l’être. 

Les relations entre l’Argentine et l’Uruguay se sont vues fragilisées par l’installation d’une usine de pâte à papier par l’entreprise finlandaise Botnia, en 2007. L’usine est implantée en territoire uruguayen, sur les eaux binationales du fleuve Uruguay, non loin des villes de Fray Bentos (Uruguay) et de Gualegaychú (Argentine).  L’Argentine a poursuivi  l’Uruguay devant la Cour Internationale de Justice, arguant que l’installation de cette usine était polluante et s’était réalisée en violant le statut du fleuve Uruguay. De son côté, l’Uruguay a poursuivi l’Argentine devant le système de solution des controverses du Mercosur et devant la Cour Internationale de Justice, en arguant quant à lui que le blocage des routes constituait une violation du principe de libre circulation.
Frontière argentino-uruguayenne.

Un regard sur l’Amérique Latine : l’expérience du journaliste

Comment avez-vous vécu le fait d’être journaliste en Uruguay pendant la dictature militaire ? La censure était-elle palpable?
La censure était omniprésente. Elle était très sévère et cela même avec les journaux de grande audience. Elle commença à devenir plus souple en 1981 ou en 1982, mais jusqu’en 1984, lorsque nous étions déjà en chemin vers la démocratie, les médias continuaient à être régulièrement inquiétés. J’écrivais pour ma part pour El Día sur l’histoire et la littérature et je terminais souvent au poste de police…

Pourriez-vous nous parler un peu de votre expérience de la révolution cubaine en tant que journaliste?
J’ai vécu en 1959 [11] un moment augural, mais le germe de la dictature qui est apparue par la suite était déjà présent dans le 26 juillet [12]. Ce fut une grande déception, pour nous qui croyions en la révolution comme en une aube nouvelle pour la liberté. 

L’on parle beaucoup dans la presse du continent de la situation politique au Venezuela, que pensez-vous de ce « vide » au sommet du pouvoir au Venezuela [13]?
Nous sommes actuellement témoins d’une confusion institutionnelle très étrange. Les cubains savent ce dont demeurent ignorants les vénézuéliens. Le temps nous apprendra l’issue de cette situation qui, à ce jour, n’a pas de précédent du fait de son irrégularité. 

A l’échelle de la sous-région, l’expérience communautaire du Mercosur [14] vous paraît-elle viable? Quels sont les aspects les plus faibles qui empêchent à ce projet d’accomplir tous ses objectifs ? Selon vous, le Mercosur peut-il devenir ce qu’est l’Union Européenne, à savoir une communauté non pas seulement économique mais aussi politique et culturelle ?
L’idée était celle d’une grande communauté, inspirée de l’Europe justement, mais ces dernières années nous avons malheureusement beaucoup reculé. Les obstacles sont multiples et viennent des tribunaux qui ne sont pas respectés, de la macroéconomie qui n’a pas été harmonisée et du commerce qui n’a pas la fluidité dont parlent les traités. Nous n’avons jamais été plus fragiles, mais l’idée stratégique reste viable. L’Argentine, malheureusement, n’assume pas la logique de l’intégration. 

[1] Le « Forum Batlliste »  Foro Batllista » en espagnol) est un secteur du Partido Colorado (parti politique uruguayen, voir la note de bas de page suivante), de tendance libérale et socio-libérale.
[2] Le Partido Colorado est un des partis politiques uruguayens les plus vieux du pays avec le Partido Nacional. Il est né en 1986 et s’est forgé sur une base libérale. Il regroupe des tendances qui vont du Centre à la Droite.
[3] La crise économique de 2001 est une grande crise économique et sociale argentine survenue entre 1998 et 2002 et qui rejaillit profondément sur l’économie uruguayenne voisine.
[4] La dictature militaire en Uruguay a commencé en 1973 et a pris fin en 1985.
[5] La Loi de Caducité de la Prétention Punitive de l’Etat fut une loi approuvée en Uruguay en 1986 par laquelle il a été affirmé la caducité de « l’exercice de la prétention punitive de l’Etat par rapport aux délits commis jusqu’au 1er mars 1985 par les fonctionnaires militaires et les policiers, comparés ou assimilés, pour des mobiles politiques ou dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions et à l’occasion d’actions ordonnées par les autorités au pouvoir durant cette période » (Loi 15. 848 du 22/12/86).
 [6] La locution espagnole « borrón y cuenta nueva » (littéralement « on efface tout et on recommence ») fait référence à une tendance politique qui s’est fait jour dans les années 1990 dans le Cône Sud de l’Amérique Latine et qui privilégiait les mesures d’amnistie aux larges poursuites en justice des autorités et responsables des dictatures militaires présentes dans la région depuis le début des années 1970.
[7] Par là, Julio María Sanguinetti se réfère au mouvement tupamaro (Mouvement de Libération Nationale-Tupamaros). Ce dernier est un mouvement d’extrême gauche qui prôna l’action directe et la guérilla dans les années 1960 et 1970 en Uruguay en réponse aux conflits sociaux et économiques d’alors.
[8] Le Frente Amplio est un parti politique uruguayen de gauche et de centre-gauche fondé en 1971, sur la base d’une coalition de plusieurs partis politiques. José Mujica et Tabaré Vázquez, les deux derniers présidents de la République Orientale de l’Uruguay, sont tous deux du Frente Amplio et le premier est l’actuel président de la République (pour plus d’informations sur la gestion politique du Frente Amplio et de José Mujica, il est possible de consulter le numéro de Courrier International n°1152, du 29 novembre 2012, qui accorde un nombre de pages conséquent au « vrai président normal » de l’Uruguay). 
[9] Sur tous ces thèmes, lire l’article publié dans la diaria le 14 décembre 2012 intitulé « Nuevos derechos e incertitudes no tan nuevas » (« Nouveaux droits et incertitudes pas si nouvelles »).
[10] Tabaré Vázquez est un homme politique uruguayen et fut Président de la République entre 2005 et 2010. 
[11] En 1959 éclata la Révolution cubaine qui porta Fidel Castro au pouvoir et engagea le pays dans la voie du communisme d’état. 
[12] Le 26 juillet 1953, une centaine de guérilleros attaquèrent la caserne de Moncada, située à Santiago de Cuba. Parmi ces guérilleros, l’on comptait Fidel et Raul Castro. L’attaque fut un échec et bon nombre de partisans de la révolution et de la renverse du dictateur Fulgencio Batista furent exécutés. A cette occasion, Fidel Castro tint son fameux discours intitulé « La Historia me absolverá ». 
[13] Pour plus d’information sur la crise politique au Venezuela, lire l’article récemment publié sur la Plume et l’Objectif à ce sujet.
[14] Le Mercosur est un bloc sous-régional auquel appartiennent l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay (pour l’instant suspendu, à cause du coup d’état qui a été perpétré il y a peu dans le pays et qui constitue une violation du Protocole d’Ushuaia), le Brésil et le Venezuela.

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