Ce qui me pousse à faire des photos c’est l’idée de raconter une histoire, en ce sens l’aspect journalistique/documentaire a un rôle très important. Il y a, bien sûr, toujours une forte composante personnelle lorsqu'on fait une photo, et cet élément subjectif peut donner à certaines images une dimension artistique. J’ai voulu, dans quelques séries, utiliser des images moins explicites qui permettent ou suggèrent plus de lectures, mais en général je cherche à rendre ces images minoritaires au sein d’une série sur une histoire déterminée. Si je devais définir mon travail, je dirais qu’il s’agit de photographie documentaire ou de reportage.
Tu as toujours voulu être photographe ou c’est une aspiration qui t’est venue plus ou moins naturellement au fil des années ?
J’ai une formation en psychologie mais depuis tout jeune je rêve d’être photographe, et plus précisément de « travailler pour National Geographic » ce qui, pour l’enfant que j’étais, signifiait pouvoir vivre des aventures, connaître de nouveaux lieux, des personnes et des cultures différentes. De ces rêves d’enfant, je garde l’amour pour les voyages et la nécessité de connaître des cultures, des situations, des personnes et de pouvoir en raconter les histoires. La photographie m’a permis de trouver un moyen de réaliser tout cela en grande partie.
Tu as vécu assez longtemps en Uruguay, où tu t’es intéressé à la communauté afro et au Candombe[1]. D’où t’est venu cet intérêt pour l’Uruguay ? Avais-tu entendu parler avant de venir ici du Candombe ou as-tu découvert une réalité culturelle complètement nouvelle pour toi ?
Je suis venu en Uruguay pour la première fois en 2003 et à cette époque j’étais en train de penser à un projet photographique, c’est pour cela que j’ai vécu plusieurs mois à Montevideo, où j’ai découvert pour la première fois le Candombe. Je ne savais pas du tout avant de venir ici qu’il existait en Uruguay une telle population d’origine afro, qui avait une culture si riche. Depuis lors, j’ai eu à cœur de réaliser un projet sur le Candombe. Avec le temps, je me suis rendu compte des difficultés que la communauté afro vivait dans le pays et j’ai décidé de réaliser un projet depuis cette perspective spécifique. Quand je suis revenu en Uruguay en 2010, j’ai décidé de commencer à travailler sur ce projet.
Alex Espinosa ©, Reportage, Candombe, Montevideo, Uruguay.
Comment as-tu travaillé et comment as-tu tissé des liens avec la communauté afro en Uruguay ?
En décembre 2010, j’ai commencé à entrer en contact avec différentes organisations civiles et d’autres organismes liés au thème afro. De janvier 2011 à octobre 2012, je me suis consacré à réaliser des documentaires sur différents secteurs du mouvement afro en Uruguay : sa lutte pour une certaine reconnaissance de son rôle dans la construction du pays, pour ses droits à l’équité dans tous les sens du terme et pour la réappropriation de sa propre tradition culturelle, qui s’est diluée dans la culture nationale au cours de l’histoire. En réalisant ce travail je me suis rendu compte de la situation de vulnérabilité sociale que vit la femme afro-descendante en Uruguay. Grâce au soutien de l’AECID[2] j’ai pu parcourir l’intérieur du pays pour me documenter un peu plus sur la situation de la femme afro-uruguayenne. Le résultat de ce travail a été présenté au CCE[3] du 23 août au 26 octobre 2012 et en 2013 l’exposition se déplacera de façon itinérante dans les différents départements du pays.
Alex Espinosa ©, Portrait, femme afro-uruguayenne, Uruguay.
Tu as beaucoup voyagé dans l’intérieur du pays. As-tu pu te rendre compte des différentes conditions de vie auxquelles doit faire face la communauté afro à Montevideo et dans l’intérieur ?
Oui, j’ai justement cherché à montrer dans mon travail cette différence marquée, le manque d’opportunités et la marginalisation/ségrégation que la population afro a dû affronter de tous temps en Uruguay. J’ai cherché à montrer tout cela en mettant bien en valeur la lutte qu’est en train de mener la communauté afro-descendante pour changer la donne. Ce fut important pour moi de pouvoir participer à quelques évènements historiques, comme la première assemblée afro-descendante qui s’est réalisée dans le pays et au sein de laquelle des membres de la majorité des organisations civiles afros se sont réunies pour parler des différents problèmes que vivent ses représentants, ainsi que pour proposer des solutions pour améliorer leur situation.
En travaillant et en vivant avec cette communauté afro, n’as-tu pas eu envie de voyager en Afrique? C’est un continent que tu aimerais découvrir ?
Oui bien sûr j’aimerais connaître et relier certains des aspects culturels et religieux présents qui se peuvent voir dans la population afro en Amérique Latine et ses racines qui se trouvent sur le continent africain. Cela fait maintenant plus de 10 ans que je travaille en Amérique Latine et le désir ou les opportunités de voyager sur d’autres continents ne m’ont pas manqué, mais j’ai décidé de me concentrer sur l’Amérique Latine. L’idée de réaliser un travail qui puisse relier ces deux continents est néanmoins très séduisante.
Qu’est-ce qui détermine l’usage du noir et blanc ou de la couleur dans tes photographies ?
La plupart du temps, avant même de commencer un projet spécifique, je pense à l’alternative entre le noir et blanc et la couleur. Cela dépend beaucoup de l’histoire et de ce qui va être montré dans les photos. De toute manière, je choisis parfois de faire un projet en noir et blanc, mais lorsque je réalise le projet, je me rends compte que quelques éléments visuels de l’histoire fonctionnent mieux en couleur ou vice-versa ! Jai travaillé de nombreuses années avec des appareils photo argentiques et c’était plus facile parce que quand je devais décider si je réaliserais le projet en noir et blanc ou en couleur je n’avais plus la possibilité de changer par la suite. Tu achetais alors 30 ou 40 pellicules de Tri-X ou de Provia et c’en était fini, tu avais déjà une variable en moins à laquelle penser ! Avec les archives digitales, en pouvant les modifier de nombreuses fois tu as toujours un doute.
Alex Espinosa ©, Portrait, Matriz da Luz, Sao Lourenco da Mata, Pernambuco, Brésil.
Alex Espinosa ©, Portrait, Puebla, Mexique.
Il se dégage de ton œuvre photographique un désir de montrer toute l’amplitude de la diversité latino-américaine. As-tu déjà pensé à prendre en photo la réalité états-unienne pour créer une œuvre véritablement panaméricaine ?
Bien que je sois né dans la ville de Mexico, j’ai grandi à Mexicali, une ville à la frontière avec la Californie. Depuis tout petit, j’ai donc voyagé aux Etats-Unis en Californie, au Nouveau Mexique, en Arizona, ou encore au Texas. Jusqu’à maintenant les conditions n’ont cependant pas été réunies pour commencer un projet aux Etats-Unis. Je pense tout de même que l’aire géographique de la frontière est un lieu très riche à prendre en photo. Je pourrai peut-être développer un projet aux Etats-Unis dans un futur proche.
Tu prends souvent pour sujet les minorités et les communautés oubliées du continent, comme pour sortir chacun de l’oubli. Le thème de la mémoire historique ayant trait aux dictatures du Cône Sud et aux personnes qui en ont souffert est un thème qui t’intéresse, un projet ?
C’est, en effet, un thème qui m’a beaucoup intéressé et j’ai voulu réalisé un projet à ce sujet à un moment. En 2003, j’ai pris contact avec plusieurs personnes concernées par le sujet, des organisations civiles, etc… Mais c’est un thème qui n’a pas « pris » ; je crois que je n’ai pas réussi à m’investir suffisamment sur le plan émotionnel, ou à trouver un point d’ancrage qui m’aide a conceptualiser le projet et à le mener à bien.
Sur le Mexique, ton pays natal, l’on peut voir des photos assez dures et parfois presque violentes : quelle opinion as-tu de la société mexicaine actuelle ? Quel regard portes-tu sur le Mexique contemporain ? En le comparant avec d’autres pays dans lesquels tu as pu voyager, quelles sont ses caractéristiques spécifiques, son idiosyncrasie s’il en a une ?
Malheureusement le Mexique se trouve –et c’est mon opinion personnelle– dans une situation assez grave où la violence, le narco, le crime organisé sont devenus une culture populaire, avec ses idoles et ses figures à imiter. Dans un pays fait de grands contrastes socio-économiques, l’ostentation est une manière de montrer « ce que tu vaux ». Il y a une grande fracture entre ceux qui ont accès aux biens de consommation et ceux qui, dans leur situation de marginalisation sociale, peuvent seulement voir passer devant leurs yeux ces mêmes biens de consommation. Beaucoup optent donc pour le crime organisé. Ce n’est pas seulement un problème socio-économique, mais bien plus de statut, un moyen de gagner le respect de la société. C’est un phénomène assez regrettable. Au Mexique, la narco-culture –narcocorridos[4], musique, vidéos– se base justement sur l’exaltation d’être du narco-traficant. Ce statut t’aide à avoir la voiture de l’année, des bijoux en or… et grâce à cela, on te respecte. Je ne crois pas avoir vu cela de manière aussi criante dans d’autres pays d’Amérique Latine. C’est une grande mode nationale.
Alex Espinosa, Reportage ©, "Opération Tijuana", Tijuana, Mexique.
Alex Espinosa ©, Reportage, cartel de drogues, Chihuahua, Mexique.
Quelles sont tes sources d’inspiration artistique en tant que photographe? Tu as des maîtres artistiques ou des modèles ?
Il y a beaucoup d’auteurs que j’admire et qui ont influencé mon œuvre, des photographes comme Josef Kudelka, David Alan Harvey, Antonin Kratochvil, Alex Web, Ikuru kuwajima, Alex Majoli, oo Paolo Pelegrin, parmi tant d’autres qui me viennent à l’esprit.
T’exprimes-tu artistiquement à travers d’autres moyens (l’écriture, la peinture…) ou restes-tu fidèle à la photographie quoiqu’il arrive ?
J’ai toujours voulu écrire ; j’essaierai donc peut-être quelque chose dans cette veine un jour. Je suis également intéressé par le cinéma.
Quels sont tes projets pour l’avenir? As-tu des expositions de prévues ? Penses-tu à de nouvelles séries de photos, à de nouveaux voyages ?
Pour le moment j’aimerais continuer mon projet sur le long terme sur la population afro-descendante dans plusieurs pays d’Amérique Latine, où la population afro demeure invisible, parmi lesquels l’on peut compter le Mexique. L’année prochaine, le 25 juillet 2013, dans le cadre de la célébration du jour de la femme afro-descendante, je présenterai une exposition dans le Parc Rodó[5], avec le soutien du MIDES[6], et tout au long de cette année l’exposition photographique que j’ai présentée au CEE se déplacera de manière itinérante dans différents départements du pays.
[1] Le Candombe est un rythme musical né en Uruguay au sein de la communauté afro et puisant ses racines dans les pratiques africaines bantous. Le Candombe est joué toute l’année à Montevideo. Dans les différents quartiers de la ville, des groupes de comparsas jouent habituellement en pleine rue. Chaque comparsa est formé par au moins cinquante percussionnistes et un corps de danseurs. Au mois de Février, dans les quartiers Sur et Palermo, où est né le Candombe, a lieu le défilé des llamadas (« l’appel des tambours »), qui est un des festivals populaires le plus important du pays. Le Candombe a été déclaré Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité par l’Unesco en 2009.
[2] L’AECID est la Agencia Española de Cooperación Internacional para el Desarrollo (Agence Espagnole de Coopération Internationale pour le Développement). Son objectif est de collaborer avec les pays en développement afin de lutter contre la pauvreté et de parvenir à un développement humain durable.
[3] Le CCE est le Centro Cultural de España à Montevideo (le Centre Culturel Espagnol).
[4] Le narcocorrido est un sous-genre musical qui est surtout présent au Mexique, dans le sud des Etats-Unis et également en Colombie. Il s’agit d’une version récente du corrido mexicain [le corrido est une forme musicale et littéraire populaire mexicaine, qui dérive des chants traditionnels espagnols], qui cherche à exalter des figures, des personnes et des évènements ayant un lien avec le narco-trafic.
[5] Le parc Rodó est situé à Montevideo, en Uruguay, et doit son nom à l’écrivain José Enrique Rodó.
[6] Le MIDES est le Ministerio de Desarrollo Social en Uruguay (le Ministère de Développement Social).
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