C’est sur cette diversité que le photographe met l’accent dans la plupart de ses clichés. Alex Espinosa est un artiste qui s’attache, avant tout, à donner un visage à ceux qui n’en ont pas, faute de reconnaissance ou même de conscience de leur existence. Sa série sur les communautés afros et sur les femmes noires en Uruguay, ou encore celle sur les enfants souffrant de malnutrition et de conditions d’indigence extrême au Brésil, montrent une volonté marquée de capter le regard de ceux qui ont trop peu souvent l’occasion d’être observés, au sein de sociétés qui, consciemment ou non, les mettent à l’écart et, partant, les réduisent au silence. Ses photographies semblent dès lors être là pour réparer une faute et pour donner une voix aux minorités et aux oubliés de l’Amérique Latine. Ces jeunes mexicains atteints de surdité, ces femmes noires en Uruguay qui se battent contre la discrimination, ces enfants du Brésil qui jouent et sourient pour oublier la faim –tous trouvent dans la photo un lieu pour exister. Par là, en se souciant de donner une visibilité à chacun, Alex Espinosa parvient à créer ce que l’on pourrait appeler un espace artistique démocratique.
Alex Espinosa ©, Reportage, Femmes afro-uruguayennes, Uruguay.
Alex Espinosa ©, Portrait, Matriz da Luz, Sao Lourenco da Mata, Pernambuco, Brésil.
Dans cet espace, le temps d’un regard, il nous est révélé ce qui était resté occulté jusqu’alors. Entreprise de découverte et de dévoilement, celle de l’artiste est également une quête de la fixation de l’instant. « Une photographie, c’est un fragment de vie qui ne reviendra pas », disait Martine Franck. Par la photographie, Alex Espinosa entend donc aussi immortaliser ce qui, par essence, est périssable, à savoir les manifestations de vie de l’être humain. Quand un afro-uruguayen joue du Candombe[1] dans le quartier Palermo, quand durant le carnaval de Montevideo se mettent en scène des danses au rythme des tambours, quand les religions africaines renaissent sur les plages de la côte Atlantique, quand un mexicain veut passer la frontière et qu’un autre implore le Christ, quand, enfin, des mains se serrent à La Havane, au détour d’une rue, sur le pas d’une porte, dans un bar : à chaque fois, la photographie reproduit le souffle de l’instant. Et il ne faut pas s’y méprendre, il s’agit seulement d’un instant car, tout de suite après le bruit de l’objectif et au-delà des rebords du cliché, il n’y aura que le silence, une nouvelle fois. La photographie d’Alex Espinosa se meut dans cette ambivalence, entre l’éphémère du présent et le désir de le préserver.
Alex Espinosa ©, Reportage, Religions afros et culture afro-uruguayenne, Uruguay.
Alex Espinosa ©, Reportage, Scène de Candombe, Montevideo, Uruguay.
S’il faudrait retenir un mot pour définir l’œuvre photographique d’Alex Espinosa ce serait peut-être, en effet, celui d’ambivalence. Ce qui prévaut c’est la complexité de la réalité latino-américaine bien plus que son apparente cohérence. Les scènes mexicaines qui nous montrent à la fois la ville de Puebla magnifiée par le syncrétisme religieux et la violence crue de la ville de Tijuana nous rappellent que l’artiste n’entend pas rendre compte d’une réalité univoque. Ses photographies invitent au contraire à considérer le multiple, l’équivocité et l’ambigüité. L’Amérique Latine qui nous est donnée à voir est donc un continent pluriel, où le tango de Buenos Aires fait écho aux paysages de la meseta mexicaine et où les visages épuisés par la pauvreté répondent à ceux d’enfants rieurs, de vaqueros ou de voyageurs.
Alex Espinosa ©, Portrait, Groupe de musiciens, Mexico, Quartier de l'Ensenada.
Alex Espinosa ©, Reportage, Natal, Rio Grande do Norte, Brésil.
Dans tous les cas, l’humain est au cœur du projet artistique. Au-delà des clivages sociaux ou raciaux, des clichés de l’artiste se dégage un désir de placer l’homme au centre de sa démarche. A la fois studium et punctum – pour reprendre la terminologie consacrée de Roland Barthes[2] – l’homme se meut dans les photographies comme dans un espace qu’il finit par s’attribuer et par habiter pleinement. Les hommes et les femmes dansant, jouant de la musique, absorbés par leur ferveur religieuse ou apprenant d’autrui les secrets de traditions qui se perdent, montrent avant tout le besoin de représenter l’être humain lorsqu’il est transcendé par une activité qui lui rend sa dignité. C’est peut-être là que réside la beauté des photographies d’Alex Espinosa : dans cet acte de sublimation qui ne fait autre chose que de rendre l’homme à lui-même.
Le site d’Alex Espinosa : alexespinosa.com
Le blog d’Alex Espinosa : alexespinosa.blogspot.com
[1] Le Candombe est un rythme musical né en Uruguay au sein de la communauté afro et puisant ses racines dans les pratiques africaines bantous. Le Candombe est joué toute l’année à Montevideo. Dans les différents quartiers de la ville, des groupes de comparsas jouent habituellement en pleine rue. Chaque comparsa est formé par au moins cinquante percussionnistes et un corps de danseurs. Au mois de Février, dans les quartiers Sur et Palermo, où est né le Candombe, a lieu le défilé des llamadas (« l’appel des tambours »), qui est un des festivals populaires le plus important du pays. Le Candombe a été déclaré Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité par l’Unesco en 2009.
[2] Dans son ouvrage La Chambre claire : Note sur la photographie, paru en 1980, Roland Barthes distingue deux éléments qui peuvent amener à prendre une photographie : le studium est le goût pour quelqu’un ou quelque chose et le punctum, quant à lui, est plutôt un détail qui attire et interpelle.
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