2 février 2013

Pour une approche du travail de Luis Fabini.



Une trajectoire de vie atypique.

Luis Fabini naît en Uruguay, à Montevideo, en 1965. Son père étant diplomate, il passe son enfance à voyager entre le Pérou, le Brésil, l’Argentine, la Belgique, la France et les Etats-Unis et revient chaque été au pays natal, où il découvre la vie en estancias et où il apprend à monter à cheval. Il fait pour la première fois l'expérience de la photographie à l’âge de sept ans lorsqu'il entreprend de traverser la cordillère des Andes avec son père. Son éveil à la photographie se superpose en réalité étroitement à sa trajectoire personnelle et se conçoit comme une différentes étapes qui l’amèneront à de successives  remises en question de son mode de vie et à des questionnements plus existentiels.

A vingt ans, Luis Fabini est guide de montagne. Dix ans plus tard, il commence à travailler dans le milieu publicitaire et de la mode. A 35 ans, il divorce, son père meurt et il quitte son travail, qui ne le satisfait pas. Commence alors une période consacrée à l'étude de soi et aux rapports qu’il entretient avec le monde. Luis Fabini, à cet âge, pourrait s’écrier comme Jules Laforgue dans ses poèmes de jeunesse :

[…] Et devant ces mystères
Je reste là, stupide, interrogeant tout bas,
Tandis qu’autour de moi la foule de mes frères
Va, pleure, espère, et meurt ! Mais ne s’étonne pas !
Mais moi je veux savoir ! Parlez ! Pourquoi ces choses ? [1]

Luis Fabini ©

Il passe ensuite cinq ans aux côtés d'un maître zen japonais, Moriyama Roshi, à le suivre dans ses travaux et exercices. Il s’agit alors, pour Luis Fabini, de se recentrer sur lui-même et sur ses aspirations, après une période de sa vie où il ne s'est pas accompli. De cette quête initiatique, surgit peu à peu le projet Vaqueros de América (Horsemen of the Americas).

In the United States and Canada these horsemen are known as cowboys, in Mexico they are known as Charros, in Ecuador as Chagras, in Colombia and Venezuela as llaneros, in Peru as Chalanes, in Chile as Huasos, Brazil has its Pantaneiros ans Vaqueiros and in Argentina and Uruguay, they are the Gauchos[2].


Un projet photographique de grande envergure.

De retour en Uruguay, et au contact de plus en plus prolongé avec les gauchos, il décide de suivre au plus près le mode de vie de ces vachers du bout du monde, allant jusqu’à partager leur vie pendant des mois. Il s’habitue à leurs coutumes et s’attache à faire transparaître la vie parfois rude de ces cavaliers dans ses photos. « C’est une étude systématique de l’homme à cheval, de l’homme qui travaille à cheval depuis la Terre de Feu jusqu’en Alaska. Mon œuvre aspire à montrer la vie austère et digne de ces hommes qui se sentent fiers d’être vachers. ». Ainsi définit-il son projet dans une entrevue accordée en 2007 à Eduardo Paz Carlson.


Luis Fabini ©

Ce qui étonne, de prime abord, lorsque l’on regarde les différents clichés pris par l’artiste, c’est peut-être l’unité du sujet. Il n’est pas une seule photo qui ne représente « l’homme à cheval », pas une qui ne cherche à en faire le portrait. Il est rare de voir un artiste contemporain se centrer sur un seul thème et se consacrer, année après année, à en délimiter les contours et à en fixer les formes. La force du travail entrepris par Luis Fabini réside donc avant tout dans cette circonscription de l’objet représenté qui, dès lors, gagne en expressivité et en profondeur.

Cette profondeur dans le sujet abordé est également rendue possible par la technique utilisée par l’artiste. Luis Fabini accorde beaucoup moins d’importance au sujet qu’à l’objet. Pour lui, importe avant tout de donner à voir une réalité que le spectateur puisse appréhender sans ressentir la marque du photographe, les effets utilisés ou la subjectivité sous-jacente. Son travail consiste alors à réussir à effacer peu à peu cet écran qui existe entre l’objet et le spectateur et qui se trouve être le regard du photographe. Le fait qu’il prenne le plus souvent ses photos à cheval et qu’il cherche à partager un modus vivendi avec les gauchos , fait partie d’un modus operandi qui aspire à l’effacement de la subjectivité de l’artiste.


Luis Fabini ©

De la photographie et de l’intentionnalité de la photographie.

Ces photographies rappellent les tableaux de Juan Manuel Blanes ou d’Enrique Castells Capurro mais s’insèrent néanmoins dans un contexte social tout à fait différent. Cette étude systématique de « l’homme à cheval » est en effet, chez Luis Fabini, l’étude d’un monde en train de disparaître. Les quelques clichés en couleur nous rappellent que ces hommes aux visages fatigués et aux mains calleuses nous sont contemporains, contrairement aux nombreux  clichés en noir et blanc qui donnent au spectateur une toute autre impression. L’intention de l’artiste est alors de préserver cette culture et ces traditions par le biais de la photographie. « Je crois qu’il faut sortir de l’oubli et appréhender avec sérieux cette culture vachère dont les citoyens ont beaucoup à apprendre », nous dit-il dans l’entrevue citée précédemment.

L'anthropologue Daniel Vodart a très bien exprimé cette intentionnalité mémorielle et fixative de la photographie de Luis Fabini. Il a d'ailleurs commencer le prologue au livre Gauchos en ces termes : « La fotografía ha cumplido, en su corta y deslumbrante historia, que no alcanza los dos siglos, la función de congelar al tiempo en el espacio.[…] Captó y detuvo el movimiento  de las manos y de los cuerpos, pudo dar  testimonio visual de   la crispación o serenidad de   los rostros durante las horas de trabajo o descanso, de alegría o pesadumbre, de felicidad o desgracia.   Logró lo que el Doctor Fausto, según Goethe, le pedía al minuto fugaz: “Detente, cuan bello eres”.[3]»

Luis Fabini ©

Si ce travail de « sauvegarde » est si important, c’est parce que ces gauchos et autres huasos ont beaucoup à nous apprendre, à nous, citadins de l’époque moderne. « Ce qui se passe, avance-t-il dans l'entretien précédemment cité, c’est que le monde est avide de choses réelles et que ces vachers sont bien réels. » Dans leur contact avec la nature, qui s’avère être une lutte harmonieuse, ils retrouvent le sens d’une réalité que nous avons peut-être perdu. Octavio Paz soulignait déjà, en 1951 dans Le labyrinthe de la solitude, que « les liens qui nous attachent à la terre, au sens de la terre comme processus intentionnel – ces liens se sont rompus pour tous les hommes modernes ». La connaissance de notre environnement le plus immédiat et des liens qui existent entre notre être et ce qui l’entoure, fait défaut à l’homme moderne à l’heure de se confronter au monde comme être humain, conscient de ses aspirations et de ses objectifs. Le voyage initiatique qu’a entrepris Luis Fabini et qui l’amena à un travail artistique est donc, avant tout, un processus heuristique, où l’homme s’insère admirablement dans le cosmos et où la photo en est le reflet.

Le photographe a pour projet de publier plusieurs tomes qui réuniront les différentes photos qu’il a pu prendre durant ses années d’errance sur le continent américain. Les milliers de photos que constituent pour lors ses archives personnelles rempliront donc bientôt 12 tomes, chacun d’entre eux consacré à un typé spécifique de vachers. A terme, l’ensemble de son œuvre (photos, entrevues, ouvrages critiques, revues de presse) sera rassemblé en un fond dans une Fondation à New York, dont les bénéfices seront reversés à des projets éducatifs concernant les écoles rurales d’Uruguay et du reste de l’Amérique.




[1] Jules Laforgue, Le sanglot de la terre, 1880.
[2] Citation extraite d’une vidéo de l’artiste synthétisant la portée de son travail et de ses inspirations [« Aux Etats-Unis et au Canada, ces vachers sont appelés cowboys, au Mexique Charros, en Equateur Chagras, en Colombie et au Vénézuela llaneros, au Pérou Chalanes, au Chili Huasos, au Brésil Vaqueiros et en Argentine et en Uruguay ce sont des Gauchos »].
[3] « La photographie a rempli, pendant sa courte et fulgurante histoire, qui n’excède pas deux siècles, la fonction de fixer le temps dans l’espace. […] Elle a capté et arrêté le mouvement des mains et des corps, elle a pu donner un témoignage visuel de la crispation ou de la sérénité des visages pendant les heures de travail ou de repos, de joie ou de tristesse, de bonheur ou de malheur. Elle a réussi ce que le Docteur Faust, selon Goethe, demanda à la minute furtive : "Arrête-toi, tu es si belle !" »

5 commentaires:

  1. excelente el trabajo y el proyecto del fotógrafo uruguayo Luis Fabini, felicitaciones!!!!

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  2. Exquisito Fabini, congrats!

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  3. Ça fait plaisir de regarde ces photos et de lire c´est trés bon article

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  4. muy buena entrevista a un excelente fotógrafo

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