29 janvier 2013

L'Egypte, les banlieues françaises et la laïcité, par Gilles Kepel.


Les plaies de l'Egypte révolutionnaire n'ont pas encore cicatrisé. Vendredi 25 janvier, soit deux ans après le début du soulèvement populaire qui conduisit à l'éviction d'Hosni Moubarak du pouvoir, de nouvelles manifestations ont eu lieu à l'appel de l'opposition. Les autorités égyptiennes ont décompté sept victimes et 450 blessés. Le lendemain, trente autres personnes ont perdu la vie au cours d'affrontements à Port-Saïd, qui ont suivi la condamnation à mort de 21 prévenus.

Quelques jours plus tôt, Gilles Kepel était à l'Institut d'Etudes Politiques de Bordeaux pour un Grand Oral face aux étudiants de l'établissement et à tous ceux qu'intéressait le sujet. Grand spécialiste français de l'Egypte et plus largement du monde arabo-musulman, Gilles Kepel est docteur en sciences politiques et en sociologie, professeur à Sciences Po Paris ainsi que membre de l'Institut universitaire de France, qu'il décrit lui-même comme une « sorte de maison de retraite médicalisée où l'on est à son aise pour écrire des livres ».

Gilles Kepel, membre de l'Institut universitaire de France, du Haut conseil de l'Institut du monde arabe et professeur à Sciences Po Paris.

Avant de lui laisser la parole, le premier intervenant du Grand Oral termine sa copieuse introduction en le décrivant comme une sorte d'Indiana Jones des sciences sociales et politiques. De 1981 à 1983, notre aventurier était en Egypte pour y rédiger sa thèse sur les Frères musulmans. Il y était donc lorsque Anouar el-Sadate, le président de la République égyptienne, fut assassiné le 6 octobre 1981. Il raconte : « Le jour de la mort de Sadate, j'étais chez moi au Caire. A l'époque, j'avais une bonne, une femme d'un milieu très populaire. Ce jour-là, après avoir pris congé, elle est revenue en courant et a dit "Ils ont tiré sur Sadate ! Plut à Allah qu'ils l'aient tué !"*. »

Témoin de nombreux évènements qui ont façonné l'Egypte jusqu'à aujourd'hui, l'universitaire nous livre ses impressions de l'époque. « J'étais un étudiant normal, gauchiste attardé, et je ne comprenais pas pourquoi certains étudiants se laissaient pousser des barbes qui n'étaient pas celle de Che Guevara et mettaient des serpillières (sic) sur la tête des filles. En fait, c'étaient tout simplement des gens qui exprimaient, eux aussi, les aspirations sociales profondes d'une société. Le défi était pour moi d'essayer de comprendre le phénomène sans céder à l'ethnocentrisme. » L'étudiant Kepel ne savait pas encore, à l'époque, que son domaine de spécialité cristalliserait toutes les tensions entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle, se retrouvant au cœur de l'actualité mondiale des trente dernières années. Une semaine après qu'il a livré son analyse sur la situation malienne dans une chronique du Monde du vendredi 18 janvier, la situation est manifestement restée la même.

Beaucoup sollicité par les journalistes tout au long de ce qui a été appelé le « Printemps arabe », notre expert a rappelé lors de son Grand Oral que la faction aujourd'hui au pouvoir en Egypte n'a soutenu le mouvement  révolutionnaire que tardivement. Les Frères musulmans et leur formation politique, le parti de la Liberté et de la Justice, dont le président Mohamed Morsi est issu, ne se sont joints aux manifestants que plusieurs jours après le déclenchement. « Les salafistes, ajoute-t-il, pourtant épargnés par Moubarak en comparaison des Frères, n'ont, eux, jamais mêlé leurs voix à celles des révolutionnaires dans les rues.  » Pourtant, lors des élections législatives qui ont depuis été annulées, les Frères ont obtenu 25% des voix alors qu'avec la répression féroce de l'ancien régime ils étaient très peu présent sur le territoire égyptien. Les salafistes ont obtenu près de 45% des voix. « C'est l'action caritative qui a permis à ces deux formations d'atteindre de si bons scores. Les salafistes ont carrément utilisé leurs camions pour emmener la population aux bureaux de vote tandis que les Frères ont distribué des denrées et des tickets pour un Hadj [pèlerinage à la Mecque, ndb] gratuit, obtenus grâce au soutien de l'Arabie Saoudite ».

Une manifestation sur la place Tahrir au Caire, en novembre 2012. Crédit : Mohamed Abd El Ghany, Reuters.

Et comme Gilles Kepel « n'est pas un universitaire comme les autres », dixit le très laudateur intervenant du Grand Oral, il mène une double démarche de recherche : sur le monde arabo-musulman et sur le rôle de l'islam dans son propre pays. Cette introspection a conduit à la publication de deux ouvrages. Les Banlieues de l'Islam. Naissance d'une religion en France (1987) puis Banlieue de la République. Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil (2012) sont tous deux les fruits d'enquêtes sociologiques menées dans les banlieues françaises. Pourquoi, vingt-cinq ans après le premier ouvrage, avoir ressenti le besoin de renouveler l'expérience ? « Lorsque j'étais en Egypte en 2011, à réaliser des entretiens concernant la révolution, un ami m'a envoyé une photo d'un gréviste de Peugeot en train de prier en direction de la Mecque. Cela a éveillé mon intérêt et je suis rentré pour évaluer l'ampleur de la progression de l'islam dans les banlieues françaises. Il s'est avéré que l'islam n'avait pas vraiment progressé, il s'était surtout transformé ».

L'affaire Merah, selon Kepel, est caractéristique du phénomène. Mohamed Merah, un jeune plutôt intégré, s'est « dés-intégré » en se tournant vers le salafisme. Le chercheur avertit : « ce phénomène est une réalité qui va au-delà des clichés de la "France métisse" ou de la "France arc en ciel" ». Partant de ce constat, il s'est posé la problématique suivante : pourquoi le salafisme a-t-il émergé en un quart de siècle dans les banlieues françaises ?

Le salafisme, dit-il, est la revendication la plus vive « d'une construction identitaire ». L'islam de France a connu trois âges : l'islam « des Darons » (des pères récemment immigrés), l'islam « des frères et des blédards » (pendant lequel l'Etat essaye de créer des institutions représentatives des Musulmans de France), puis l'islam des enfants des Darons, à partir de 2003 et de la commission Stasi . Cette commission, mise en place par Jacques Chirac, alors président de la République, et présidée par Bernard Stasi, avait pour mission d'établir une réflexion sur le principe de laïcité. Elle a abouti à la préconisation d'interdire les signes religieux ostentatoires (dont le voile islamique) dans les établissements scolaires. Gilles Kepel faisait partie de cette commission. Pour lui, la focalisation des politiques sur la question du voile a accéléré le basculement vers la troisième phase de l'islam de France.

Une du Monde du 5 octobre 2011, peu de temps avant la parution de l'ouvrage de Gilles Kepel.

Aujourd'hui, l'Eglise n'a plus la même emprise qu'en 1905. La laïcité de combat élaborée au début du XXe siècle n'a donc plus de pertinence. Il s'agit de construire une laïcité d'intégration. « Au sein de la commission Stasi, nous avons choisi de recommander l'interdiction des signes religieux ostentatoires dans les lieux d'éducation, raconte-t-il. Nous souhaitions restaurer une laïcité égalitaire puisque par ailleurs, les jours fériés viennent tous des fêtes religieuses chrétiennes. Il nous semblait également normal qu'il puisse y avoir des jours chômés pour le Kippour ou l'Aïd. Selon moi, les travaux de la commission ont enregistré un certain succès car le problème du voile à l'école est désormais réglé. »

Pourtant, avec l'interdiction du voile à l'école, les enfants des Darons ont parfois eu le sentiment qu'ils devaient quitter la France, ce territoire devenu impie. Ils se seraient alors ré-islamisés en consultant les fatwas saoudiennes traduites sur internet. Certains, après être allés en Arabie Saoudite ou au Yémen, reviennent en France. Kepel note toutefois que beaucoup des convertis font partie des enfants d'immigrés polonais, portugais, ou italiens qui auraient convergé vers l'islam par imitation de leurs pairs (leurs amis, leurs camarades de classe).

Enfin, en (quasi) exclusivité pour la Plume et l'Objectif (et les 800 autres personnes dans l'amphithéâtre), Gilles Kepel nous révèle avant de conclure le Grand Oral qu'il vient de commencer de nouvelles recherches. « Lors des élections législatives de 2012, il y a eu près de 400 candidats à la députation "issus de la diversité", dont beaucoup d'enfants de harkis [ces Algériens ayant servi pour l'armée française lors de la guerre d'Algérie entre 1958 et 1962 et ayant été forcés de quitter leur pays lors de l'indépendance]. Seulement six ont été élus mais c'est la première fois qu'il y avait autant de candidats. Cette évolution, confie-t-il, me semble très importante pour le pays. Etre candidat, ce n'est pas rien, c'est aspirer à représenter le peuple et, de fait, se sentir représentatif. Je vais donc mener des recherches à propos de ces 400 candidats. »

Alors que la question reste posée de savoir si l'intervention française au Mali est néo-coloniale ou ne l'est pas, il semble salutaire de questionner l'identité du peuple français. L'écrivain Alexis Jenni, dans son roman L'Art français de la guerre, prix Goncourt 2011, dénonçait l'attitude française lors des guerres d'Algérie et d'Indochine. Il est temps de se tourner vers les indices de réconciliation. Il reste un long chemin à parcourir avant que ces Français issus de la décolonisation soient équitablement représentés au Parlement mais réjouissons nous qu'ils aient été particulièrement nombreux, en 2012, à concourir pour un siège de député.


* Prononcé en arabe avant d'être traduit pour le public.

Les Banlieues de l'islam. Naissance d'une religion en France, Seuil, Paris, 1987.
Banlieue de la République. Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Gallimard, Paris, 2012.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Bienvenue sur LPO et merci de votre participation. N'oubliez pas que le débat doit se faire dans la cordialité !