9 juin 2013

Simple alerte pour l'AKP ou véritable « printemps d'Istanbul » ?


L’amalgame était trop facile, les ressemblances étaient flagrantes, les circonstances permettaient de conforter cette thèse. Les médias se sont donc emballés et ont - trop rapidement - qualifié les manifestations monstres qui ont lieu en Turquie de « Printemps d’Istanbul », en référence au « Printemps arabe » qui a secoué en 2011 les pays allant du Moyen-Orient au Maghreb, comme la Syrie, la Tunisie, le Yémen, la Libye ou encore l’Égypte ?

La place Taksim d’Istanbul rappelle de prime abord la place Tahrir du Caire. Ces deux lieux ont presque la même prononciation et sont surtout des symboles et allégories des jalons de l'Histoire de ces deux nations (la naissance de la République pour la Turquie et l'indépendance pour l'Egypte). Les drapeaux et la prononciation du nom de la Turquie et de la Tunisie sont par ailleurs tellement proches que beaucoup se sont empressés de ranger dans la même catégorie les manifestations qui ont lieu à Istanbul et celles qui ont secoué Tunis en 2011. Il est cependant impossible de qualifier le mouvement de protestation turc de « Printemps d’Istanbul » et cela pour plusieurs raisons.

Crise du régime plutôt que Printemps d'Istanbul.


La place Taksim (Istanbul), où la police et les manifestants se sont affrontés cette semaine.

La base des problèmes des pays arabes n’existe pas en Turquie, ce qui permet de balayer un possible rapprochement, lié à la proximité géographique et aux similitudes des pays protagonistes, entre les deux phénomènes. Les manifestants turcs ne contestent pas la légitimité de l’AKP [Adalet ve Kalkınma Partisi, littéralement le parti de la Justice et du Développement], au pouvoir depuis 2002 et ayant gagné les trois derniers scrutins à la régulière selon les différents observateurs et la Constitution. Le chômage des jeunes diplômés, l'un des maux à l'origine de la contestation dans les pays arabes, n’existe quasiment pas en Turquie grâce à une croissance à deux chiffres digne de la Chine. Ankara parvient même à attirer des enfants d’immigrés vivant en France, en Allemagne ou dans le Bénélux, qui retournent dans leur terre d’origine avec des diplômes d’universités prestigieuses en poche et un multilinguisme leur assurant presque à coup sûr un futur radieux.

Loin d’une révolution sur fond de misère économique, c’est donc plutôt une crise de confiance envers le régime qui agite les rues d’Istanbul. Cet aménagement urbain [la destruction d'un parc d'Istanbul pour construire un centre commercial] n’est en effet que le déclic d’une protestation qui s’est étendue à bien d’autres sujets. Une fois la  mèche allumée, le temps a fait le reste et la contestation s’est embrasée. La crise serait plutôt à mettre sur le compte d’un décalage entre la pensée des Turcs issus de milieux urbains et celle de l’AKP. Le parti pour la Justice et le Développement a gagné les scrutins précédents avec des résultats de plus en plus impressionnants en se focalisant sur les bases de la démocratie léguée par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920. C’est en acceptant les règles du jeu, à l'image de la laïcité, pilier de la démocratie de ces années 1920 protégé par l’armée, que ce parti islamiste modéré mais très conservateur a gagné le soutien de la population. Cela de la campagne profonde très religieuse jusqu’aux puissants hommes d’affaires qui soutenaient le libéralisme économique prôné par Erdoğan. 

En persévérant dans sa quête d’entrée dans l’Union Européenne (UE), Ankara a pu montrer aux Turcs les plus sceptiques qu’elle n’allait pas épouser les idées des autres théocraties arabes. Mais la valse entre l'AKP et les Turcs a pris fin avec ces manifestations sur la place Taksim. En effet, comparer les manifestants de la population aux hommes politiques du parti au pouvoir depuis 2002 est presque impossible, tant les différences sont importantes.

Portraits monumentaux dressés par l'AKP avec de gauche à droite Mustafa Kemal Atatürk (le fondateur de la Turquie moderne), Abdullah Gül (Président de la République) et Recep Tayyip Erdoğan (Premier ministre).


La société urbaine turque est jeune et profondément européanisée. Les étudiants bénéficient notamment des programmes d’échanges de l’UE comme Erasmus. Ils ont de fait le regard braqué sur l’Ouest, et bien qu’ils restent majoritairement des musulmans sunnites, sont partisans d'une sécularisation des pouvoirs toujours plus importante. Or, l'AKP a montré une tendance à la radicalisation de sa vision de l'islam. Ainsi, la femme du président la femme du président de la République Abdullah Gül a été vue portant le voile dans un lieu public, ce qui est interdit depuis 1928 par Atatürk himself. Ajoutons à cela les tentatives de fermer le marché de l’alcool [sous prétexte de préserver la santé publique].

Le jeu électoral a certes été accepté par Erdoğan et son parti, mais les autres éléments constitutifs de la démocratie, à savoir le dialogue et l’ouverture au débat, ont eux été oubliés depuis 2002. La volonté de construire un centre commercial en détruisant du même coup l'un des seuls parcs d’Istanbul le prouve. Le règne sans partage du libéralisme et de l’argent, ainsi que l’ambition de repositionner la religion sur un piédestal dans un pays attaché aux fondements laïcs, tout cela sans une once de dialogue, ont été la goutte d’eau qui a fait débordé le vase.

Une mosaïque d'opposition.

Le danger est flagrant pour l’AKP car les manifestations de Taksim concentrent toutes les franges de l’opposition, parmi lesquelles on peut trouver les kémalistes, nostalgiques de l’homme de fer mais modernisateur hors-pair qu’était Mustafa Kemal Atatürk [Atatürk signifiant littéralement « Le Petit Père des Turcs »]. Cette mosaïque de protestations rassemble également les Alévis, minorité religieuse turque chiite qui se sentent attaqués par la volonté de l’AKP de redonner du prestige à la religion dans la nation même. Présente également, l’extrême gauche, qui conteste sans cesse l’instauration d’un régime policier en Turquie, en particulier l’augmentation des violations des droits des détenus.

« Le Bosphore mêle les rougeoiements du ciel au propre mystère de son obscurité » (O. Pamuk).

Par ailleurs, ce sont les milieux intellectuels qui influencent le plus le mouvement protestataire. Ils sont les bêtes noires du pouvoir, critiquant sans cesse les dérives autocratiques du gouvernement, les arrestations de journalistes et l’ignorance de ses représentants. Les architectes, peintres et écrivains se sont approprié la ville d'Istanbul, installant un style de vie particulier. Un véritable amour est né pour cette ville, à l'image du Paris des années 1930, adulé par les artistes. Comme le montre par exemple Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature en 2006 et auteur d'Istanbul, souvenirs d'une ville. Cet intellectuel turc classé parmi les 100 personnes les plus influentes par le Time Magazine a quitté la Turquie en 2007 pour rejoindre les Etats-Unis après avoir reçu des menaces de morts et dû comparaître devant un tribunal pour avoir admis l'existence du génocide arménien. Il fait partie des nombreux « cerveaux » turcs à vénérer sa ville d'origine. Il n'est, dès lors, pas étonnant que l’origine des manifestations soit liée à un aménagement urbain visant à construire un centre commercial en lieu et place d'un des seuls parcs de la ville.

Enfin, c’est la jeunesse qui effraie le plus le pouvoir. La population turque, contrairement à celle de l’Occident, est très jeune. Sur 80 millions d’habitants, près de 50% ont moins de 30 ans. Néanmoins, ces derniers n’ont pas été très présent pour l’instant lors des manifestations et affrontements contre la police, les universités fermant leurs portes pour la pause estivale seulement à partir du 10 juin.

Il est toutefois envisageable que les jeunes rejoignent le mouvement, notamment pour dénoncer l’appropriation du pouvoir à des fins religieuses. Notons à ce propos les remous provoqués par  la décision des autorités d'interdire la vente d'alcool. Même si ce mouvement n'est pas fortement politisé, il représente un danger pour le pouvoir : celui de voir les rangs de la contestation se garnir de franges de la population encore absentes.

Les manifestations à l'origine d'une division interne de l'AKP.

Le principal danger de l’AKP pourrait cependant venir du parti lui-même. En effet, la Turquie a longtemps été découpée en deux franges. D’un côté une Turquie provinciale, à l’origine modeste, contrôlant les petites entreprises du pays, se sentant ancrée dans les mœurs religieuses et en quête d’un leader charismatique et autoritaire, soutenant logiquement Recep Tayyip Erdoğan. De l’autre les enfants d’Atatürk, la jeunesse, les universitaires, les intellectuels et l'extrême-gauche critiquant la perte de liberté, l’autoritarisme et l’apologie des valeurs islamiques qui se démarquent des lègues d’Atatürk et donc, selon eux, de la démocratie même. 

A cette division traditionnelle s’ajoute maintenant une division interne du parti de l’AKP qui voit en son sein un Premier ministre intransigeant, hostile à toute forme de dialogue. Erdoğan rêve toujours de réprimer ces manifestations en faisant d’elles un instrument de l’Occident contre sa présidence, il veut surtout de réussir à asseoir enfin un régime présidentiel dont il souhaite, bien entendu, le trône. Face à lui le Président de la République Abdullah Gül et le vice-premier ministre, Bülent Arinç qui invitent au dialogue et n’hésitent pas à critiquer à demi-mots Erdoğan en se montrant « attristé » de l'utilisation de l'usage des gaz lacrymogènes. Cette division interne pourrait donc être dangereuse pour un parti depuis 10 ans au pouvoir mais qui, malgré l'absence d'une opposition forte, n'a jamais fait son autocritique politique. La rivalité s'annonce forte entre le Premier ministre Erdoğan et Abdullah Gül, le président de la République pour asseoir leur leadership sur la formation politique.


De cette crise nationale est donc née une crise interne à l’AKP. Ceci serait surement vu comme une bonne nouvelle dans un an, pour les prochains scrutins municipaux et législatifs, permettant à l’opposition de refaire surement surface après tant de revers. Pourtant ce ne l’est pas en ce moment, la Turquie restant en statu quo, alimentant la crainte de nouveaux débordements sanguinaires. Bien que considérée comme l'un des pays les plus stables du Proche-Orient, le pays plonge encore un peu plus dans l’incertitude cette région qui fait décidément la une de l’actualité presque quotidiennement. 

1 commentaire:

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